Pragmatisme et idéalisme

Restons pragmatiques, affirme celui pour qui le monde des idées représente toujours une folle aventure dont il se passe volontiers. Gardons les pieds sur terre, que diable ! C’est vrai ça, ces gens qui se posent des questions et qui échafaudent des réflexions philosophiques, c’est pénible et surtout inutile. Certains, tout au moins, ne le supportent pas (j’en ai eu un témoignage récent, par blog interposé). Suivant mon goût personnel, je vais donc pénétrer un peu – ici, un peu seulement – dans ce monde des idées pour chercher à comprendre en quoi pragmatisme et idéalisme seraient (in)conciliables, faisant l’hypothèse que le second n’est pas parfaitement superflu.

Ceux-là mêmes qui tiennent ce discours disqualifiant pour ceux qui réfléchissent sont aussi les tenants du « bon sens », qu’ils n’ont pas besoin de questionner puisqu’ils sont nés avec, qu’il leur a été donné, et que jamais il ne leur serait venu à l’idée – précisément – de discuter. Et ce bon sens est toujours celui des faits établis, du « monde tel qu’il est », de la situation telle qu’elle se présente sous notre nez, avec ses bienfaits et ses méfaits, ses justices et ses injustices et qui, bien entendu, a toujours été ainsi de toute éternité. On ne saurait donc y changer quoi que ce soit puisque, d’abord, rien de bon ne saurait sortir d’un tel changement, et étant donné que, ensuite, il faudrait y réfléchir (pour ne pas faire n’importe quoi), ce que précisément l’on cherche à éviter. Un tel évitement se justifie sans doute par le souci de ne pas mettre les pieds en terre inconnue, ce qui ne pourrait apporter que du pire, le pire étant toujours le plus risqué et finalement le plus certain. Donc voilà, le monde est tel qu’il est, avec ceux qui réussissent et ceux qui échouent, les gagnants et les perdants, tant mieux pour les premiers et tant pis pour les autres (réussir, ici, c’est toujours s’enrichir, et l’on sait de quelle richesse il est question).

Un peu plus sérieusement, ou délaissant l’ironie, nous voyons tous que le pragmatisme est une qualité, et il n’est pas besoin d’en faire une valeur réactionnaire dans un monde où la stagnation est une chimère. John Dewey, le grand pédagogue et philosophe américain, n’en a-t-il pas fait l’apologie (learning by doing, apprendre en faisant), comme les autres tenants anglo-saxons de la connaissance empirique ? Mais faire, agir, expérimenter, réaliser, avancer, dans tout projet et dans chaque existence, cela est-il incompatible avec le fait de réfléchir à ce que l’on fait pour changer, puisant dans le monde des idées, puisque le changement est ce qu’il y a de plus certain et que l’on a certainement raison de chercher à comprendre où il nous emmène ? Poser la question c’est au fond y répondre. L’un ne va pas sans l’autre, et je laisserai ici ouverte l’importante question de savoir lequel précède l’autre à l’origine, car il est vrai que cela suppose d’entrer dans l’une des plus grandes controverses de la philosophie : celle de la primauté de l’existence sur l’essence, ou l’inverse ; de la primauté de notre être au monde physique et matériel sur notre être du monde spirituel et des idées (ou l’inverse). Ne pas se poser de question, surtout philosophique, c’est incontestablement rester plus près du premier terme de l’alternative, là où il est plus facile de revendiquer pour chacun de demeurer à sa place, celle que lui assigne la naissance, lorsque tout se crée dit-on alors, sans avoir besoin d’y rien changer puisque tout finira là aussi bien.

Personnellement j’ai toujours trouvé admirable, et en même temps assez incompréhensible je dois bien l’avouer, le fait de se réclamer d’une philosophie matérialiste – qui conduit inévitablement au néant – et en même temps de lutter pour améliorer les rapports entre les hommes et pour moins d’injustice, de lutter donc plutôt que de rester planté dans son « bon sens » réactionnaire. Avoir un tel espoir de changement tout en dressant un mur aussi imposant à l’horizon, voilà une position que simplement je respecte, ce que je ne saurai dire, on l’aura compris, de l’indigent que j’évoquais au début.

Je crois finalement avec Victor Hugo (Histoire d’un crime, Conclusion, 1877) que si « On résiste à l’invasion des armées, on ne résiste pas à l’invasion des idées ».