De la justice et des idées

Le livre du célèbre procureur, sénateur et enquêteur pour le Conseil de l’Europe Dick Marty dans lequel il retrace ses principales enquêtes et développe sa conception de la justice, précisément intitulé « Une certaine idée de la justice », nous ouvre des perspectives très réjouissantes sur la marge de manœuvre que l’on pourrait se donner pour plus d’équité et de redistribution des biens de ce monde, en actionnant les pouvoirs démocratiques et de représentativité populaire qui caractérisent nos sociétés (sans oublier toutefois les dictatures ou les tyrannies déclarées, hélas toujours plus nombreuses, ainsi que celles qui le sont sous couvert d’élections plus ou moins trafiquées). Il nous interpelle cependant au passage également sur le déficit de connaissance qui est le nôtre à propos des ressorts de l’âme humaine qui sont à l’œuvre pour pousser les puissants de ce monde à tant vouloir le pouvoir, pour assouvir tant de cupidité, donnant prétexte à tant de bassesses afin de demeurer non seulement les plus puissants, mais aussi les plus riches. Il est facile d’observer en effet que ces deux caractéristiques se retrouvent avec une corrélation positive chez les nantis et chez les déshérités, pas au même niveau évidemment. Comme je l’ai noté quelque part, il y a d’un côté ceux qui s’imposent et qui réussissent matériellement, de l’autre les abandonnés ou abonnés absents du partage des richesses de ce monde, avec entre les deux ceux qui sont assez heureux qu’on leur consente les moyens de ne pas chuter du côté des déshérités.

Bien que rien ne soit simple dans ce domaine, il semble à vrai dire encore plus facile d’actionner la première perspective, celle du vote pour des pouvoirs démocratiques au service de plus d’équité, que de mettre à jour une compréhension satisfaisante de la volonté d’amasser et de posséder toujours davantage, dans une frénésie de possession sans fin. Tout au moins avons-nous une certaine expérience dans le premiers cas, mais guère d’acquis philosophiques ou psychologiques à faire valoir dans le second. Un tel état de fait est d’autant plus frustrant que nous percevons ou devinons l’utilité d’une telle connaissance pour favoriser une redistribution plus juste des conditions d’existence qui ait quelque chance d’être effective et durable.

Pourquoi vouloir ainsi posséder et amasser et à quel sentiment ou période initiaux dans le cours de l’existence cela se réfère-t-il tout d’abord ? Et, tout bien considéré, quel intérêt celui ou celle qui s’adonne à cette manie poursuit-il ou elle in fine ? Mener l’enquête à ce propos peut compléter celles qui sont diligentées pour confondre les différents criminels à l’œuvre de nos jours, ceux qui agissent à l’ombre comme ceux qui se montrent au vu et au su de tous en dépit des lois censées protéger le plus grand nombre. Et si nous ne parvenons pas à des conclusions convaincantes, nous espérerons au moins avoir bénéficié d’une élargissement de nos connaissances dans ce domaine si peu ou si mal exploré, sans nous être fait d’illusion sur les lacunes qui ne manqueront pas de subsister à la suite de cet examen, ici forcément superficiel. [Pour plus de détails, se référer à mon livre Comment éviter la question de la mort, et surtout pourquoi]

Lorsqu’on cherche les déterminants de toute action humaine, on se retrouve chaque fois contraint de remonter à ces périodes obscures de l’existence que l’on préfèrerait conserver derrière un voile pudique, à l’abri des mystères plus ou moins opaques de l’inconscient, ou simplement protégées par l’amnésie originelle qui les caractérise. Ces objets de pensée qui demeurent à la cave, bien que nous paraissant fort utiles à connaître en théorie, nous ne sommes en pratique guère empressé il faut bien le dire d’aller les inventorier, serait-ce avec la plus petite bougie ou la plus faible des lampes de poche. Lorsqu’on s’y est résolu, on doit en effet constater que les bassesses de l’âme humaine sont toujours reliées au sentiment d’avoir été livré à la dépendance la plus absolue, ce qui est normal au début de l’existence, mais à une dépendance qui fait moins souvent qu’à son tour l’objet d’une bienveillance permettant de voir l’avenir sous un jour optimiste quant à l’issue de cette existence : « bienvenue et voilà ce qui t’attend, la mort et le néant ! », entend-on à ce moment-là de façon prédominante dans nos sociétés matérialistes où l’homme se croit devenu tout-puissant. On peut évidemment souhaiter mieux comme accueil, que cela soit dit ou non dit, dans la parole ou dans la béance de parole. Et que cela puisse être vécu comme un abandon contre lequel on croit se protéger en amassant à n’en plus finir, voilà qui explique du même coup que la perspective de la mort et de la dépossession de tout puisse être déniée par la frénésie d’accumulation qui la rend au moins improbable ou, mieux, littéralement inconcevable.

Mais cela conduit aussitôt à deux questions : pourquoi une telle volonté ne caractérise-t-elle pas chacun, puisque chacun est concerné par la mort, et aussi pourquoi cela doit-il être réalisé avec une telle violence ou folie meurtrière ? Il semble que même une bienveillance originelle ne dispense pas d’une position personnelle et autonome qui doit être réalisée en tant qu’adulte face à cette échéance, ce qui signifie que dans tous les cas cette liberté personnelle doit être conquise et qu’une volonté propre doit y présider, un tel choix caractérisant alors l’être humain plutôt qu’une détermination imposée de l’extérieur – matérialiste ou spiritualiste, peu importe, suivant l’idée que nous nous faisons de la Nature ou de Dieu –, comme on aimerait pourtant le croire. Et il apparaît simplement que tout le monde ne fait par définition pas le même choix (sans quoi il serait difficile d’y lire une expression de liberté), consciemment ou, surtout, inconsciemment. Quant au pourquoi de la folie meurtrière, elle semble devoir être trouvée dans une rupture, celle de la recherche de « protection » de l’enfermement initial, enfermement que l’autre représente et qui est à un moment ou à un autre jugé insupportable, sans voir que l’issue en est personnelle, précisément en relation avec la façon de considérer soi-même, chacun, la séparation, l’abandon et la mort. On projette alors sur l’autre ce que l’on ne supporte pas pour soi, et on croit s’être débarrassé de la question en même temps que de celui qui représente à nos yeux une telle source d’aliénation. Pour paraphraser Sartre, l’enfer c’est toujours l’autre dans le cours de l’existence, un enfer que l’on préfère projeter sur un autre monde.

Ce qui apparaît alors, c’est que tant que nous considérons que nous ne sommes pas les uns et les autres libres face à cette question originaire et ultime, il n’y aurait pas la moindre chance d’accéder à une société qui puisse être vraiment juste, ce qui semble somme toute assez logique. Cela ne devrait pas empêcher de chercher au moins des rapports humains moins injustes et cyniques qu’ils ne le sont actuellement, et ce à un point aussi indéniable que ce que Dick Marty décrit de façon limpide et courageuse dans son ouvrage.