J’admets que ça peut paraître compliqué au départ, mais c’est au fond assez facile à comprendre. Il suffit de s’intéresser un tant soit peu à la face cachée de la lune, de se détendre un instant et de se concentrer quelques petites minutes.
Dans deux textes sur le narcissisme, en 1914 et 1917, Freud semble d’abord hésiter à décider laquelle de la libido d’objet ou de la libido du moi serait originaire. En d’autres termes, il s’agit de savoir si le désir d’amour et sexuel, au sens large ou restreint, conscient ou inconscient, est d’abord dirigé vers autrui ou d’abord vers soi. Pour être plus précis : un tel désir ou une telle « pulsion » viennent-ils au départ de soi pour s’attacher à des objets extérieurs, à des personnes, ou aboutissent-ils à soi par retrait de ces investissements extérieurs sur ces personnes, investissements qui seraient alors originaires ? J’ai par ailleurs indiqué au passage, dans l’un de mes livres dont la portée est tout autre, qu’une confusion des sentiments entre ce que l’on éprouve en propre et ce qui vient des autres, au début de l’existence, tient aussi bien à ces autres adultes – ce qui n’est certes pas attendu – qu’à soi – ce qui n’a rien d’étonnant vu la dépendance qui est la nôtre à ce moment-là. Cela bien sûr ne nous simplifie pas la tâche !
En liant ce désir à une supposée pulsion d’auto-conservation, Freud en arrive à penser que c’est la libido du moi qui est originaire, mais que toute vie sexuelle accomplie ne peut manquer d’investir les autres dans leur différence, le retrait narcissique durable étant constitutif de troubles pathogènes graves – bien plus que les habituelles névroses de transfert, obsessionnelle ou hystérique qui, même en marquant un repli sur soi, reconnaissent autrui au travers de leurs symptômes parfois déroutants. Il appelle du reste ces troubles graves, précisément, névroses narcissiques, qu’il s’agisse de la paranoïa ou de la schizophrénie (toujours réticent à manier le terme de psychose qui leur convient pourtant mieux, essayant sans doute par là d’exorciser l’inaccessibilité à l’action psychanalytique, puisque l’intersubjectivité thérapeutique suppose au moins d’être sujet de son mal et de le reconnaître un tant soit peu, mais c’est une autre question (*)).
L’homme se tourne donc vers l’autre pour une existence accomplie, ne pouvant se satisfaire de l’incomplétude qui caractérise sa condition d’être humain sexué, pour soi et dans le cours des générations.
Dans un domaine qui m’est moins familier mais dont j’aime la rigueur et l’esprit de conséquence, le principe d’incomplétude admis en mathématique et en physique, et dont la logique est démontrée par Gödel dans ses deux célèbres théorèmes de 1931, impose des limites à la raison humaine maniant les objets arithmétiques pour comprendre le monde, tout au moins pour être en état de décider si une solution est vraie ou fausse. Qu’on puisse dans ce registre aboutir à des propositions indécidables montre même que l’incomplétude est constitutive de toute explication du monde fondée sur la science.
L’homme admet donc ses limites pour comprendre le monde physique, les outils à sa disposition ne lui permettant pas toujours de décider ce qui est vrai ou faux lorsqu’il l’appréhende.
D’un point de vue anthropologique, culturel, social, scientifique, philosophique et politique enfin, une telle incomplétude devrait donc logiquement nous porter à dépasser le narcissisme, originaire ou pas, et à s’intéresser à l’autre, au différent, à celui ou à ce qui n’est pas soi ; c’est-à-dire à se dépasser soi-même et à dépasser sa condition, admettant ses propres limites et celles du monde dans lequel nous sommes.
Or ce n’est pas du tout ce que l’on constate en écoutant et regardant autour de soi. La façon d’être au monde par la représentation de soi et de son auto-suffisance pour se définir en tant qu’être humain dans le narcissisme le plus exclusif – en toute liberté entend-on parfois ! – est au contraire omniprésente de nos jours, tout entière tournée vers la scène, côté cour, sous les vivats ou les crachats du public ; le côté jardin, ombragé, étant celui des pleurs et des grincements de dents sur lesquels on n’aime guère s’attarder, sinon pour se plaindre. Je concède que le tableau ainsi esquissé n’est pas vraiment très beau à regarder, et me consolerais très vite de m’être trompé à ce propos si, en même temps, je n’étais pas prêt bien malgré moi à miser beaucoup sur le réalisme du dessin et des perspectives ainsi tracées. La situation semble même aller en empirant si l’on en juge par nombre de politiques qui nous gouvernent aujourd’hui, dont le peuple se réclame puisqu’ils ont été élus. Et ce n’est guère plus convainquant du côté de certains leaders d’opinion ou intellectuels qui nous font la leçon sur leur vision du monde et surtout d’eux-mêmes.
Peut-être cela tient-il simplement au fait que, dans ce monde moderne ou l’homme s’est tout entier livré à lui-même et à ses fantasmes de toute-puissance, renonçant à tout Autre et à toute transcendance, se définissant par un matérialisme exacerbé mâtiné de délires d’immortalité qui prennent corps avec les mirages d’artifices prétendument intelligents, les fantômes de la finitude et du néant continuent-ils à le hanter dans le plus grand secret.
(*) En notant cependant que névroses ou psychoses sont aujourd’hui tout aussi inabordables à la compréhension et à l’influence psychiatrique qu’à l’époque, puisqu’on se contente encore pour l’essentiel d’en lister, « nomenclaturer » et contrer chimiquement, parfois électriquement ou chirurgicalement, les symptômes les plus pénibles pour le malade et son entourage.